vineri, 31 martie 2023

Annie Ernaux -"Les années"

 

"C’est une sensation qui l’aspire par degrés loin des mots et de tout langage vers les premières années sans souvenirs, la tiédeur rose du berceau, par une série d’abymes -ceux d’Anniversaire, le tableau de Dorothea Tanning- ; qui abolit ses actes et les événements, tout ce qu’elle a appris, pensé, désiré, et l’a conduite au travers des années, à être ici, dans ce lit avec cet homme jeune, c’est une sensation qui supprime son histoire. Alors qu’au contraire elle voudrait tout sauver dans son livre, ce qui a été autour d’elle, continuellement, sauver sa circonstance. Est-ce que cette sensation elle-même ne relève pas de l’histoire, des changements dans la vie des femmes et des hommes, de cette possibilité de l’éprouver en se trouvant à cinquante-huit ans près d’un homme de vingt-neuf sans aucun sentiment de faute ni, d’ailleurs, de fierté. Elle n’est pas sûre que cette « sensation palimpseste » possède un pouvoir plus heuristique qu’un autre, fréquente aussi, que son existence, ses « moi », sont dans des personnages de livres et de films, qu’elle est la femme de Sue perdue dans Manhattan et de Claire Dolan, vus il y a peu, ou Jane Eyre, ou Molly Bloom -ou Dalida."

"Elle ne rêve pas comme avant sur la plage de l’été prochain ou en écrivain publiant son premier livre. Le futur s’énonce en termes matériels précis, obtention d’un meilleur poste, promotions et acquisitions, entrée de l’enfant à la maternelle, ce ne sont pas des rêves, mais des prévisions. Elle se retourne souvent sur des images de quand elle était seule, elle se voit dans des rues de villes où elle a marché, dans des chambres qu’elle a occupées – à Rouen dans un foyer de jeunes filles, à Finchley au pair, à Rome en vacances dans une pension rue Servio Tullio. Il lui semble que ce sont ses moi qui continuent d’exister là. Le passé et l’avenir, en somme, se sont inversés, c’est le passé, non l’avenir qui est maintenant objet de désir."

"Ce qu’elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l’enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler et de s’habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l’interdiction des Paravents de Jean Genet et la guerre au Vietnam, mais des questions sur elle-même, l’être et l’avoir, l’existence. C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire – elle n’a même plus celui de lire -, serait la matière de son livre. Dans son journal intime, qu’elle ouvre très rarement comme s’il constituait une menace contre la cellule familiale, qu’elle n’ait plus le droit à l’intériorité, elle a noté : « Je n’ai plus d’idées du tout. Je n’essaie plus d’expliquer ma vie » et « je suis une petite-bourgeoise arrivées ». Elle a l’impression d’avoir dévié de ses buts antérieurs, de n’être plus que dans une progression matérielle. « J’ai peur de m’installer dans cette vie calme et confortable, d’avoir vécu sans m’en rendre compte. » Au moment même où elle fait ce constat, elle sait qu’elle n’est pas prête à renoncer à tout ce qui ne figure jamais dans ce journal intime, cette vie ensemble, cette intimité partagée dans un même endroit, l’appartement qu’elle a hâte de retrouver les cours finis, le sommeil à deux, le grésillement du rasoir électrique le matin, le conte des Trois Petits Cochons le soir, cette répétition, qu’elle croit détester et qui l’attache, dont un éloignement momentané de trois jours pour passer le Capes lui a fait sentir le manque – tout ce qui, quand elle en imagine la perte accidentelle, lui serre le cœur."

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